Sunday, November 05, 2006

La page 540 de la Belle du Seigneur

"Jeunes gens, vous aux crinières échevelées et aux dents parfaites, divertissez-vous sur la rive où toujours l'on s'aime à jamais, où jamais l'on ne s'aime toujours, rive où les amants rient et sont immortels, élus sur un enthousiaste quadrige, enivrez-vous pendant qu'il est temps et soyez heureux comme furent Ariane et son Solal, mais ayez pitié des vieux, des vieux que vous serez bientôt, goutte au nez et mains tremblantes, mains aux grosses veines durcies, mains tachées de roux, triste rousseur des feuilles mortes.

Que cette nuit d'août est belle, restée jeune, mais non moi, dit un que je connais et qui fut jeune. Où sont-elles, ces nuits que connut celui qui fut jeune, où ces nuits de lui et d'elle, dans quel ciel, quel futur, sur quelle aile du temps, ces nuits allés?

En ces nuits, dit celui qui fut jeune, nous allions dans son jardin, importants d'amour, et elle me regardait, et nous allions, géniaux de jeunesse, lentement allions à l'éminente musique de notre amour. Pourquoi, mon dieu, pourquoi plus de jardin odorant, plus de rossignol, plus son bras à mon bras apputé, plus son regard vers moi puis vers le ciel?

(...)

Les autres se consolent avec des honneurs, des conversations politiques ou de la littérature. Ou encore ils se consolent, les imbéciles, avec le plaisir d'être connus ou de commander ou de faire honorablement sauter leurs petits-enfants sur leurs genoux. Moi, dit celui qui fut jeune, je ne peux pas être sage, je veux ma jeunesse, je veux un miracle, je veux les fruits et les fleurs de l'aimée, je veux n'être jamais fatigué, je réclame les hymnes noirs qui couronnaient ma tête.

Adieu, rive de jeunesse qu'un homme vieillissant regarde, rive interdite où les libellules sont un regard de Dieu. Ô toi, dit-il, toi qui fus belle et noble et aussi folle qu'Ariane, toi dont je ne dis pas le nom, nous vécûmes sur cette rive et nous fûmes frère et soeur, ma bien-aimée, toi la plus douce et la plus rétive, la plus noble et la plus élancée, la vive, la tournoyante l'ensoleillée, toi la haute, l'insolente, la géniale, l'esclave, et j'aurais voulu avoir toutes les voix du vent pour dire à toutes les forêts que j'aimais et j'aimais celle que j'aimais. Ainsi dit un qui fut jeune.

Il y a du silence au cimetière où dorment les anciens amants et leurs amantes. Ils sont bien sages maintenant, les pauvres. Finies, les attentes des lettres, finies les nuits exaltées, finis les battements moites des jeunes corps. Au grand dortoir, tout ça. Tous allongés, ces régiments de silencieux rigolards osseux qui furent de vifs amants. Tristes et seuls au cimetière, les amants et leurs belles."

Source: Albert Cohen. Belle du Seigeur. Gallimard (collection folio). P.540-542

2 Comments:

Anonymous Anonymous said...

Wow! Quelle texte...

8:58 AM  
Anonymous Anonymous said...

C'est le genre de mots qui savent illuminer une journée, aussi grise qu'elle puisse être. Je suis bien heureuse qu'on m'ai guidé jusqu'ici, et je reviendrai.

10:38 AM  

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